Chapitre III

Sous le ventre argenté du puissant DC6, les riches plaines giboyeuses de l’Ouganda défilaient à la façon d’un vaste tapis magique. Assis confortablement dans son fauteuil, Bob Morane laissait errer ses regards sur le paysage vert et roux, taché par l’ombre cruciforme de l’avion. Il avait quitté Paris la veille, nanti par Jacques Lamertin de tous les pouvoirs nécessaires à sa mission. En principe, il gagnait Bomba comme simple ingénieur, et non comme agent spécial de la C.M.C.A. En effet, lorsque Bob avait été assailli dans son appartement du quai Voltaire, ses agresseurs ne semblaient guère connaître le but réel de son entrevue avec Lamertin. Ils pensaient que Bob partait seulement en qualité d’ingénieur, et il ne fallait pas les détromper.

Malgré la menace qui planait sur lui, Morane ne pouvait s’empêcher de goûter pleinement ce nouveau départ vers les terres du sud. Ç’avait été tout d’abord Rome, puis Athènes, ces villes historiques où, partout, des monuments en ruines rappelaient un passé prestigieux. Plus loin encore, après un bond au-dessus du grand miroir bleuté de la Méditerranée, Le Caire, gardé par les silhouettes élémentaires des pyramides. Toujours plus avant vers le cœur de l’Afrique, il y avait eu Khartoum, clé du Haut-Nil et de l’Afrique Noire, bastion de la puissance coloniale britannique.

À présent, un seul coup d’aile allait mener Morane à Entebbe, en plein Centre Afrique, où un avion privé de la C.M.C.A. devait venir le prendre pour le mener à Bomba.

Tout le long du voyage, Bob s’était torturé la cervelle pour tenter de donner une identité aux mystérieux ennemis contre lesquels il allait avoir à lutter, mais en vain. Lamertin lui-même semblait tout ignorer à leur sujet. « À moins, pensait Bob, qu’il ait des soupçons mais que, sans certitude, il préférât ne pas encore les formuler. » Pendant ce temps Morane allait devoir se battre contre des ombres. Il lui faudrait attendre que l’adversaire se découvre en attaquant à nouveau, et il courait le risque de faire les frais de cette expérience. Pourtant, il n’y avait pas à reculer. Il ne voulait d’ailleurs pas reculer. Il avait accepté cette mission, et il devait la mener jusqu’au bout, quelle qu’en soit l’issue, favorable ou fatale…

Une fois de plus, Bob tira de sa poche la liste des membres du personnel de la C.M.C.A. qui, après la série d’attentats ayant semé la panique sur les bords du lac M’Bangi, étaient demeurés à leur poste. Les membres de l’équipe scientifique retenaient surtout l’attention de Bob car, s’il y avait eu des fuites, c’était par eux seuls qu’elles pouvaient s’être produites.

À côté de chaque nom, Lamertin avait eu soin d’inscrire les qualités de l’intéressé.

Jan Packart : chef de laboratoire. Docteur en sciences par surcroît mécanicien, électricien et chimiste habile. À découvert les gisements de méthane du lac M’Bangi. Au-dessus de tout soupçon. Est seul au courant des véritables raisons de votre venue à Bomba.

André Bernier : ingénieur chimiste de grande valeur.

Boris Xaroff : géologue.

Albert Kreitz : volcanologue.

Michaël Lawrens : ingénieur routier. Chargé de l’installation et de l’entretien des voies de communication particulières de la C.M.C.A.

Louis Lamers : physicien. Chef du bureau technique. On lui doit la mise au point du procédé d’extraction du méthane.

Ce dernier nom clôturait sa liste, fort courte comme on le voit, des spécialistes demeurés à Bomba. Les autres avaient résilié leurs contrats à la suite des attentats.

Morane haussa les épaules, replia le papier et le replaça dans sa poche. Tout cela ne l’avançait guère. Seul, Packart, ami personnel de Lamertin, qui avait beaucoup connu son père, semblait au-dessus de tout soupçon. Les autres pouvaient, chacun pris en particulier, avoir livré les secrets de la Compagnie Minière du Centre Afrique à ses ennemis occultes. Mais ils pouvaient également être innocents.

À ce moment précis, Morane eut l’impression d’être observé. C’était comme si un poids lui pesait soudain sur les épaules. Pendant un moment il résista à cette sensation mais, ensuite, comme elle se changeait en malaise, il tourna la tête vers la gauche, pour apercevoir un visage de jeune fille dirigé vers lui. Assise sur la même rangée de sièges mais de l’autre côté de l’appareil, elle le regardait avec insistance. « Un peu comme on regarde un animal rare dans une ménagerie », songea Morane. Elle était jolie et gracieuse, avec de grands yeux aux reflets changeants comme on en imagine aux déesses grecques, des cheveux d’un blond de paille et un visage à l’ovale d’une pureté toute italienne. Vêtue avec élégance et discrétion elle ne possédait rien de l’aventurière classique, à la fois espionne et voleuse de bijoux. Tout en elle faisait au contraire songer à la fille chérie de quelque haut fonctionnaire colonial s’en allant rejoindre papa dans son fief africain.

« Mais pourquoi me regarde-t-elle avec cette insistance ? » se demanda Bob, qui se sentait à la fois gêné et flatté. Pourtant, il ne se faisait pas d’illusions. Avec ses cheveux coupés en brosse, son visage bruni et durci par les intempéries, il n’avait rien du jeune premier attirant les regards.

Soudain, Morane crut comprendre pourquoi la jeune fille inconnue lui manifestait un tel intérêt. Lors de l’embarquement, à Khartoum, l’hôtesse de l’air avait fait l’appel des passagers pour s’assurer de leur présence à bord et, depuis la découverte de la mystérieuse cité des Musus, en plein cœur du Mato Grosso[2], le nom de Robert Morane était connu de beaucoup. « Voilà pourquoi cette charmante enfant me fixe ainsi », songea Bob avec un peu d’amertume. « Elle a lu le récit de mes aventures dans les journaux, et à présent elle me regarde pour voir si je corresponds bien aux descriptions que l’on a faites de moi. Je parie que, une fois arrivée à destination, elle va écrire à sa meilleure amie, demeurée en Europe : « Tu sais, ma chère, le célèbre commandant Bob Morane, eh bien, il était avec moi dans l’avion. Entre nous, il est beaucoup moins bien que le chanteur Juan Cipriano. Figure-toi qu’il a les cheveux coupés en brosse (pas Cipriano, mais Morane). Oui, ma chère, les cheveux coupés en brosse, comme un boxeur. Quelle horreur ! »

À ce moment, quelqu’un toucha l’épaule de Bob. C’était l’hôtesse de l’air.

— Bouclez votre ceinture de sécurité, s’il vous plaît… Nous arrivons à Entebbe…

Distrait, Bob n’avait pas remarqué l’avis qui venait de s’inscrire en lettres lumineuses sur la cloison avant de l’appareil, avis répété ensuite en plusieurs langues dans le microphone du poste de pilotage. Comme un enfant pris en faute, Bob rougit et obéit à l’injonction de l’hôtesse.

Les maisons blanches d’Entebbe, cernées de toutes parts par les agglomérations indigènes, s’inscrivirent dans l’écran du hublot. L’avion vira sur l’aile et pointa le nez vers l’extrémité de la longue piste d’atterrissage bétonnée, au bout de laquelle quelques palmiers, immobiles, semblaient avoir été découpés dans du zinc.

Il y eut un léger choc, et le DC6 se mit à rouler le long de la piste, puis s’immobilisa. En compagnie d’autres passagers, Bob mit pied à terre. Il faisait chaud à Entebbe, et Bob comprit aussitôt qu’il avait de grandes chances de découvrir le pilote de la Compagnie attablé à la buvette, devant une boisson glacée.

D’un pas rapide, il traversa l’aire gazonnée et se dirigea vers les bâtiments de l’aéroport. Non loin, un gros avion de tourisme, de teinte jaune, portait le numéro d’immatriculation C.M.C.A. 4. « Voilà sans doute l’appareil qui doit me conduire à Bomba, songea Morane. Reste à dénicher son pilote… »

Il pénétra vers la buvette et, s’accoudant au bar, commanda un citron pressé, avec beaucoup de glace. Ayant bu, il tenta de repérer son pilote parmi l’assistance, mais tous les hommes qui n’avaient pas l’air de passagers avaient justement l’air de pilotes, ce qui compliquait beaucoup les recherches. Alors, une voix – sans doute celle de la Providence – s’éleva, venant du haut-parleur placé au fond de la salle :

— Le pilote du C.M.C.A. 4, à destination de Bomba, est demandé aux bureaux de direction de l’aéroport !

De derrière un auvent, une sorte de géant, vêtu d’un short et d’une veste de toile kaki, se leva et marcha vers la porte. En deux enjambées, Bob s’était dressé sur sa route, pour demander :

— Vous êtes le pilote du C.M.C.A. 4 qui est là, dehors ?

— C’est moi, dit l’autre. Que puis-je pour vous ?

Avec son visage bon enfant, ses yeux intelligents et son épaisse chevelure noire en broussaille, il plut immédiatement à Morane. Il y avait dans cet homme quelque chose de sain et de droit qui attachait dès le premier abord.

— Mon nom est Robert Morane, fit Bob en souriant. Puisque nous devons faire la route ensemble jusqu’à Bomba, autant lier tout de suite connaissance.

Le pilote sourit à son tour et son énorme main broya celle que Bob lui tendait.

— Commandant Morane ! s’exclama-t-il. Je vous attendais… Monsieur Lamertin m’a parlé longuement de vous dans sa dernière lettre. Mon nom est Jan Packart…

— Packart ! fit Bob. Le chef de laboratoire ?…

L’autre se mit à rire.

— En personne ! Cela vous étonne sans doute de me voir changé en chauffeur de taxi aérien… Laissez-moi vous dire…

Il se baissa vers Bob et fit, sur un ton de confidence :

— L’aviation, c’est mon dada, comme la zoologie, la photographie, la pêche sous-marine, l’électricité, la radio, l’automobile, le cinéma, le… Bref, comme beaucoup de choses. Alors, quand j’ai su que vous arriviez, j’ai tenu à venir vous accueillir moi-même. Histoire de faire une petite virée en plein ciel…

Tout en parlant, les deux hommes étaient sortis de la buvette.

— Vous voyez ce coucou, continua Packart en désignant l’avion de tourisme jaune, eh bien je ne laisse à personne d’autre le soin de l’entretenir. J’aime l’avion, mais non les accidents d’aviation ! Aussi, chaque mois, je démonte complètement le moteur du coucou, puis je le remonte. Car, j’ai oublié de vous le dire, la mécanique est aussi un de mes dadas.

— J’avais un oncle qui vous ressemblait, fit Bob. Sa passion à lui, c’était les pendules. Chaque année, il démontait la sienne et la remontait. Hélas ! quand il avait terminé, il s’apercevait chaque fois avoir oublié de remettre un rouage quelconque. Pourtant, comme la pendule continuait à fonctionner, il n’y attachait pas trop d’importance. Alors, il mettait le rouage dans une petite boîte de fer et n’y pensait plus. L’année suivante, il redémontait l’horloge, la reremontait… et oubliait une nouvelle pièce. Ainsi jusqu’à sa mort. Savez-vous de quoi l’on s’est aperçu alors ? Et bien, la pendule n’avait plus que son cadran et ses aiguilles, et pourtant elle marchait toujours…

Packart hocha la tête.

— Je n’aurais jamais voulu confier mon avion à votre oncle, fit-il. Tout à fait le genre de type à qui on donne un bimoteur à réviser et qui vous le change en planeur.

Les deux hommes partirent d’un grand éclat de rire.

— Je crois que nous réussirons à nous entendre tous les deux, professeur Packart, dit Bob, quand leur gaieté se fut un peu calmée.

— Ce sera indispensable. Dans les jours qui vont venir, nous aurons sans doute pas mal d’ennuis à affronter. Depuis quelque temps, cela barde dur à Bomba…

À cet instant, de l’intérieur de la buvette, la voix anonyme du haut-parleur leur parvint à nouveau :

— Le pilote du C.M.C.A. 4, à destination de Bomba, est demandé aux bureaux de direction de l’aéroport !

Packart sursauta.

— J’oubliais, fit-il. Je dois aller voir ce que me veut la Direction. Pendant ce temps, allez chercher vos bagages à la douane et faites-les charger sur le coucou. Nous aurons juste le temps d’atteindre Bomba avant le crépuscule…

Dix minutes plus tard, Morane, suivi d’un indigène porteur de ses valises, se dirigeait vers le C.M.C.A. 4. Il y trouva Packart, l’attendant en compagnie de la jeune fille qui, tout à l’heure, dans l’avion, avait dévisagé Bob avec tant d’insistance.

— Mademoiselle Claire Holleman va nous accompagner jusqu’à Bomba, expliqua Packart, où elle va rejoindre son oncle, qui est administrateur du territoire. En descendant du DC 6, elle a aperçu l’avion de la Compagnie et m’a demandé de la prendre à bord. Cela lui évitera d’avoir à attendre sa correspondance.

La jeune fille intervint.

— Cela ne vous dérangera pas, j’espère, commandant Morane, si je vous accompagne ? demanda-t-elle.

— Absolument pas, fit Bob en s’inclinant. Si l’appareil est capable, comme il me semble, de transporter trois passagers et les bagages, je n’ai aucune objection à formuler.

Packart secoua ses puissantes épaules et se frotta les mains, dos contre paume.

— Rien ne nous retient donc plus ici, dit-il. On est en train de dégager la piste d’envol et, dans quelques minutes, nous pourrons partir. Ne voudriez-vous pas, par hasard, Mademoiselle Holleman, télégraphier à Bomba pour avertir de votre arrivée ?

La jeune fille secoua sa jolie tête blonde.

— Non, dit-elle. J’arriverai plus tôt que prévu, et je préfère en laisser la surprise à mon oncle…

 

*
* *

 

Le C.M.C.A. 4 suivait à présent son petit bonhomme de chemin à travers le ciel, au-dessus d’une région de forêts étalées sur des chaînes de montagnes coupées de gorges vertigineuses. Le professeur Packart tenait les commandes avec aisance. Il se tourna vers Morane.

— Cela vous ferait-il plaisir de piloter un peu, commandant ?

Bob secoua la tête.

— Non, Professeur, je vous laisse à votre dada. Vous m’en voudriez à coup sûr, si je vous enlevais votre jouet.

Packart ricana.

— J’oserais parier que vous n’avez plus piloté depuis votre retour de Nouvelle-Guinée[3]. Peut-être avez-vous peur de ne plus vous en tirer…

Morane ne répondit rien et se contenta de sourire. Claire Holleman prit ce sourire pour un aveu.

— Et vous avez pu abandonner l’aviation ainsi, sans regrets ? demanda-t-elle.

— Il est bon quelquefois de changer son fusil d’épaule, répondit Bob. À force de regarder la terre d’en haut, on finit par avoir envie de voir le ciel d’en bas…

Cette étrange réponse, qui d’ailleurs, comme Morane le désirait, n’en était pas une, suffit pour faire mourir la conversation. Le spectacle grandiose s’offrant aux regards des passagers du C.M.C.A. 4 rendait d’ailleurs les mots superflus. Sous l’appareil, qui volait à une altitude relativement basse, se déroulait maintenant un large plateau déchiré de mille lézardes à moitié comblées par la jungle. De-ci, de-là, un cône volcanique aux bords déchiquetés s’élevait telle une monstrueuse pustule. Des coulées de vieilles laves marquaient le rocher de leurs traînées rouges, violettes, grises ou soufrées. Au-dessus de l’horizon, un point minuscule grossit, venant de l’ouest.

Bientôt, ce point devint un avion se rapprochant à toute vitesse.

— Il existe donc tant d’appareils de tourisme dans la région ? demanda Bob.

— Il y en a quelques-uns, fit Packart en hochant la tête. Certains directeurs d’exploitations s’en servent pour des missions de surveillance… Mais, par les cornes du diable, ce vautour des dimanches nous fonce dessus. Comme s’il n’y avait pas assez de place dans le ciel…

Morane ne quittait pas l’autre appareil des yeux. Et, soudain, il reconnut ces petites fleurs de feu qui naissaient sous ses ailes.

— Les mitrailleuses ! hurla-t-il.

Packart avait viré vers la gauche, mais pas assez vite cependant pour éviter que quelques balles ne viennent percer le fuselage, sans faire heureusement d’autre mal. Déjà, dans le vacarme de leurs moteurs, les deux avions s’étaient croisés.

— Où se croit-il donc, ce danger public ? hurla Packart. À un exercice de tir sans doute…

— Oui, dit Bob, mais à un exercice de tir avec cibles vivantes… Si, au lieu d’un simple avion de tourisme muni de mitrailleuses d’infanterie, nous avions eu affaire à un chasseur armé de canons de 50, nous aurions bel et bien été descendus en flammes…

— Cela ne tardera pas, malgré tout, remarqua Packart. Le gaillard a l’air de nous en vouloir. Il revient à la charge.

L’avion assaillant tentait, en effet, de prendre le C.M.C.A. 4 par derrière.

— Montez en chandelle ! hurla Morane.

Packart obéit aussitôt et l’appareil, docile, se cabra au moment même où l’autre ajustait son tir. La rafale alla se perdre, impuissante, dans le lointain.

— Nous ne pouvons continuer à jouer ce jeu, dit Packart avec une grimace angoissée. Il finira par nous avoir. Il est armé et nous ne le sommes pas. En outre, son appareil est plus rapide que le nôtre.

Morane ne paraissait guère partager l’inquiétude du savant. Sa longue expérience de l’aviation de combat l’avait cuirassé contre ce genre d’émotion.

— Il ne suffit pas d’avoir un appareil rapide, dit-il. Il faut savoir s’en servir. Passez-moi les commandes, Professeur…

— Les commandes ! Mais, il y a un instant à peine, vous affirmiez vous-même avoir perdu la pratique…

— Je n’ai rien affirmé du tout, coupa Bob d’une voix brève.

Il se tourna vers Claire Holleman. La jeune fille avait pâli, mais elle conservait cependant une digne contenance.

— Attachez solidement vos ceintures, commanda Morane. Cela va bouger drôlement dans quelques instants.

En même temps, il se glissait au siège de pilotage, que lui abandonnait Packart, et prenait possession des commandes. Aussitôt, une force nouvelle l’envahit. Il serra les mâchoires, comme s’il voulait dissimuler son allégresse sous un masque tragique. Comme jadis, il se retrouvait en plein ciel, dans le vent grisant des combats. Pourtant, à présent, il ne pilotait pas un Spitfire, mais un simple avion de tourisme désarmé. Seule, sa maîtrise de pilote pouvait le tirer d’affaire, lui et ses compagnons.

L’appareil ennemi revenait, de face cette fois. Bob l’évita en amorçant un piqué puis, au lieu de fuir, vira et prit la chasse. Quand le pilote ennemi voulut virer à son tour pour tenter une nouvelle attaque, il eut la surprise de voir le C.M.C.A. 4 jaillir sur son flanc. Cette fois, ce fut lui qui, pour éviter la collision, fut obligé de rompre.

— Si j’avais été armé, fit Bob, je le coupais en deux. Pourtant, s’il croit m’échapper…

À nouveau, il serra l’agresseur de près, s’arrangeant toujours pour le prendre de flanc, risquant à chaque instant l’impact fatal. Mais celui-ci ne se produisait pas, car le pilote adverse rompait sans cesse. Comme Morane prenait soin de ne jamais le laisser faire face, ses mitrailleuses étaient devenues inutiles. Il avait beau tenter les manœuvres les plus compliquées, toujours il trouvait le C.M.C.A. 4 sur son flanc.

Petit à petit, les deux appareils s’étaient rapprochés du sol tourmenté où, à présent, les volcans, éteints pour la plupart, aggloméraient leurs cônes tronqués. Entre eux, des failles vertigineuses béaient, comblées par endroit par la forêt vierge. Pendant un instant, Bob pensa manœuvrer de façon à contraindre son adversaire à se précipiter lui-même contre les rocs. S’il avait été seul, il n’eût pas hésité, mais, ayant charge de vies humaines, il ne pouvait prendre trop de risques. Il était temps de rompre la poursuite, de s’échapper par la tangente…

L’agresseur avait réussi à se dégager. Morane évita la rafale de justesse, opéra un savant retournement et fila à nouveau sur le flanc de l’adversaire. Celui-ci, se voyant pris en sandwich entre la montagne et le C.M.C.A. 4, bondit en une chandelle éperdue. C’était ce que Bob attendait. Il plongea le long de la montagne et engagea son appareil dans une faille étroite et pleine d’ombre. Quand l’autre se redresserait et tenterait, de ses yeux éblouis par le soleil, de retrouver sa proie, il serait trop tard. Morane et ses compagnons lui auraient peut-être échappé.

À présent, le C.M.C.A. 4 louvoyait entre les rochers. Avec inquiétude, Morane inspectait le ciel, s’attendant à y voir reparaître son poursuivant. Pourtant, il ne put l’apercevoir. Alors, doucement, Bob éleva l’appareil au-dessus des montagnes. Devant, derrière, à gauche, à droite, il n’y avait que l’immensité céleste dévorée de lumière. L’autre s’était peut-être écrasé quelque part, contre les rocs, ou continuait à chercher le C.M.C.A. 4 là où il n’était plus.

Résolument, Bob reprit sa route vers l’ouest. La voix de Packart retentit.

— Par les cornes de Satan, pour du beau travail c’était du beau travail. Le gars était armé, lui, et pourtant il n’en menait pas large…

— Il faut convenir, remarqua Claire Holleman, que le commandant Morane, malgré son manque de pratique du pilotage, s’est tiré avec honneur de l’aventure…

Bob se tourna vers ses compagnons. Tous deux semblaient passablement secoués. Packart haletait comme après une longue course et la jeune fille montrait des lèvres pâles comme de la craie. Cette fois, Morane se mit à rire franchement.

— Bien sûr, fit-il, voilà un bon bout de temps que je n’avais plus piloté… un avion à hélice. Quand je suis à Paris, je ne passe pas une semaine sans me mettre aux commandes d’un appareil à réaction. Il faut marcher avec son temps…

Il jouit un instant de la surprise de Packart et de la jeune fille, puis il demanda, à l’adresse du savant :

— Avez-vous une idée quelconque sur l’identité de notre agresseur ?

Le géant secoua la tête.

— Aucune, fit-il. L’avion n’était pas immatriculé. Quant à pouvoir discerner les traits du pilote, avec le carrousel que vous meniez…

Morane fit la grimace.

— Tout à l’heure, avant de nous envoler d’Entebbe, vous parliez des ennuis que nous aurions à affronter une fois arrivés à Bomba. Il n’a pas fallu attendre jusque-là. La série vient de commencer…

Packart approuva.

— Et de belle façon encore. Ah ! si je tenais le fils d’hyène qui a déclenché ce baroud…

Devant l’appareil, une haute montagne tronquée et couronnée de lueurs sinistres, imposa sa masse aux flancs couverts de scories et de laves séchées.

— Le volcan Kalima, dit Packart.

L’avion glissa le long des pentes désolées, et le double miroir, en forme de 8, du lac M’Bangi apparut avec, sur ses bords, les maisons blanches de Bomba noyées dans la mousse verte des végétations tropicales.

Packart pointa le doigt vers un espace débroussaillé au bord duquel on avait construit quelques hangars.

— Voilà l’aérodrome, dit-il. Posez-vous doucement, car les nids de poule ne sont pas rares. Un peu trop de fougue, et nous courons le risque de casser du bois. Pour le coucou, passe encore, il peut se réparer. Quant à nous, une cicatrice ou deux ne déparerait guère notre beauté. Mais il faut songer à Mademoiselle Holleman. Son oncle est un puissant personnage. Que dirait-il si nous lui ramenions sa nièce chérie en pièces détachées ?

— Ne craignez rien, dit Bob en faisant descendre lentement l’appareil. Je tiens à la vie. En outre, je crois que je vais me plaire dans la région. Les bords du lac M’Bangi me paraissent tout à fait édéniques.

— Édéniques, édéniques, grommela Packart. Bien sûr. Vous ne pouvez y faire un pas sans qu’une charge de plastic ne vous éclate sous les pieds…

La Griffe de Feu
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